Alain LEDAIN - Partages, pensées, réflexions...
J'ai tendance à penser que le recours à la violence commise (et j'aurai aimé que tous ceux qui ont "suivi Charlie", et à juste titre, manifestent également une solidarité semblable à l'égard des chrétiens massacrés dans les pays d'orient par des fondamentalistes musulmans) est la réponse (inacceptable) à une violence subie, elle est une contre-violence certes irrationnelle et inqualifiable, mais qui doit, si nous voulons éviter l'escalade de la violence dans la société, nous amener à réfléchir sur ce qui a pu générer une telle réaction à l'égard des journalistes de Charlie Hebdo.
Tout d'abord, je tiens à rendre hommage à leur courage : ils se savaient menacés, ils ont continué à faire usage de leur liberté de pensée et d'expression, au risque du martyr. Leur mémoire doit être honorée à ce titre. Mais une chose est de louer leur courage, autre chose de justifier leurs écrits : personnellement, j'ai toujours trouvé leur caricatures de la religion grossières, et elles ne m'ont jamais fait rire.
Elles participent surtout de cette inculture religieuse galopante qu'elles contribuent à entretenir auprès des lecteurs de « Charlie-Hebdo », et si l'on manque un peu d'humour pour prendre suffisamment de distance, certains croyants peuvent même se sentir profondément blessés par ce qu'ils vivent comme une véritable agression (ce qui est le cas pour les musulmans qui n'admettent pas que l'on touche au « prophète »).
La question est de savoir comment gérer cette « violence » que génère la société actuelle vis-à-vis des religions quand on ne reconnaît plus (ce qui est malheureusement le cas aujourd'hui) l'apport fondamental des religions à la culture, et que l'obscurantisme antireligieux, bien qu'il prenne des formes heureusement plus douces, n'a finalement rien à envier à l'obscurantisme religieux que sa propre ignorance du « fait religieux » ne fait en réalité qu'exacerber.
Certains objecteront, certes, que la religion semble avoir partie liée avec la violence, prenant appui sur certains versets isolés des textes sacrés. Et il est vrai qu'ils n'ont pas totalement tort, car la dimension sacrificielle est bien au cœur de toute religion. René Girard a d'ailleurs montré, dans La violence et le sacré, que les sociétés modernes ont trouvé le moyen de traiter la violence en punissant le vrai coupable là où les sociétés qui sont encore sous l’emprise de la religion font souvent appel à un « bouc émissaire », c’est-à-dire à une victime innocente que l’on sacrifie pour purifier la société de ses maux, l’harmonie de la société ne pouvant se rétablir qu'en déchargeant sa colère vengeresse sur ce « bouc émissaire ».
Le christianisme constitue, de ce point de vue, une exception, il faut bien le reconnaître, puisque dans cette religion, c'est Dieu lui-même qui, en offrant sa vie en sacrifice expiatoire pour le pardon des péchés, va catalyser sur sa personne la violence sociale : celle-ci, en se déchaînant sur cette « victime innocente » va néanmoins permettre de réconcilier définitivement les hommes avec Dieu, moyennant la foi dans la valeur rédemptrice de ce sacrifice puisque rachetés par le sang précieux du Christ versé pour le pardon des péchés, ils pourront, moyennant la foi, s'approprier la justice que le Christ leur aura acquise sur la Croix et seront désormais vus « en Christ » (graciés) et non « en Adam » (reconnus coupables). C'est ce qu'on appelle la « théorie de la substitution pénale » : par son sacrifice, une victime innocente se substitue aux pécheurs coupables pour satisfaire à la justice divine, qui exige le châtiment des coupables (les hommes, en tant qu'ils ne cessent de transgresser la loi divine). Ce qu'on oublie de dire, c'est qu'en accomplissant « une fois pour toutes » le « sacrifice parfait », le Christ a mis définitivement fin à la dimension sacrificielle des religions : ayant réalisé l'offrande parfaite pour le pardon des péchés, on ne peut plus désormais que commémorer ce sacrifice, plus personne ne pourra désormais se réclamer de Dieu ou de la religion pour commettre des actes de violence ou des actes sacrificiels sans renier et trahir du même coup la parfaite suffisance du sacrifice accompli par le Christ sur la croix.
Voilà pourquoi le christianisme ne prêche pas la violence ni la vengeance, mais à la « loi du talion », il oppose l'amour de ses ennemis, et à la place de la vengeance, il ouvre la porte à la miséricorde et au pardon pour l'homme qui se repent de ses péchés et croit au sacrifice du Christ pour l'expiation de ses péchés. En mettant un terme au cycle sans fin de la vengeance et de ses représailles, le christianisme a donc aboli la violence puisqu'il la désarme à sa racine même.
Force est de reconnaître que, de ce point de vue, toutes les religions ne se valent pas, et que la culture du relativisme propre à notre démocratie actuelle tend à nous cacher cette évidence : une religion qui appelle à la vengeance ne vaut pas une religion qui place l'amour et le pardon au cœur de son message, quand bien même ce message aurait été trahi, au cours des siècles, par ceux qui s'en sont pourtant (à tort) réclamés.
Mais la société française à tout intérêt à faire elle-même son autocritique, en se demandant si elle n'a pas une responsabilité dans la violence qui sévit aujourd'hui en son sein. Car nul ne peut contester que la société française véhicule aujourd'hui, à l'égard des religions, une « culture du mépris » (quand ce n'est pas de l'ignorance pure et simple) qui ne peut qu'engendrer, à terme, une escalade de violence, et les journalistes de Charlie Hebdo ont largement été complices, il faut bien le reconnaître, de cette « culture du mépris » à laquelle ils ont largement contribué.
La laïcité française aurait donc tout intérêt à tirer les leçons de cet épisode sanglant, et à se demander si elle laisse une place suffisante aux religions et à la liberté d'expression religieuse, afin de ne pas attiser, justement, la violence que ce « mépris » ne peut manquer de susciter chez des croyants qui ne parviennent pas à vivre pleinement le « message évangélique ». Comment se manifeste cette « culture du mépris » des religions ?
Outre le caractère de plus en plus agressif de la laïcité vis-à-vis des religions, qui sont souvent caricaturés, comme on l'a vu plus haut, y compris dans des lieux (comme celui de l'école) qui devraient plutôt faire ressortir leur apport (considérable en ce qui concerne le judéo-christianisme) à la culture, le mercantilisme de la société de consommation qui est la nôtre, en évacuant toute dimension de transcendance, ne peut que faire violence à l'humanité de l'homme, dont la nature spirituelle est de plus en plus méconnue ou ignorée.
Or quand le croyant ne peut plus faire entendre sa voix dans l'espace public, quand celui-ci n'est plus que l'expression monocorde d'un conformisme idéologique « convenu », il ne faut pas s'étonner, même si on doit bien sûr le déplorer, que la violence soit alors parfois l'ultime « moyen d'expression » qui reste.
Le débat et le dialogue ont toujours été les moyens de conjurer la violence, en substituant le "choc" et la "heurts des idées" à la seule "nudité" de la violence physique. La démocratie, il faut le rappeler, se nourrit de ces heurts et de ces contradictions, car ce sont les régimes non-démocratiques qui refusent ces tensions au profit d'une pensée unique et monolithique. Quand ce débat n'existe plus dans l'espace public, parce qu'il n'y a plus de contradicteurs, ou qu'on ne laisse plus vraiment de "place" à la contradiction, les conditions d'un authentique débat pacifique ne sont alors plus réunies, et seule reste alors pour ceux qui ne partagent pas cette vision de la société qui a évacué toute la dimension spirituelle de son horizon, l'expression de la violence à l'état brut, dans son « fanatisme meurtrier ».
Pour mettre fin à cette violence, il faut refuser que l'espace public soit monopolisé par une tendance à imposer une vision du monde "unique" (que ce soit celle de l'idéologie mercantile libérale ou celle que les partisans de l'Islam voudrait lui opposer) et restaurer la nécessaire pluralité que la démocratie doit théoriquement garantir.
Restaurer une liberté d'expression et de pensée pour tous, que l'on soit croyant, agnostique ou athée, dans le respect des convictions propres à chacun, tel serait le seul moyen d'exorciser la violence que génère une vision « monolithique » du monde pour ceux qui n'en partagent pas les valeurs.
Condamner ouvertement le "fondamentalisme religieux" sans remettre en cause ce qui peut générer la violence et le fondamentalisme extrémiste ne fera malheureusement pas avancer les choses d'un pouce. Si la société française ne remet pas en cause sa propre violence idéologique, il est à craindre qu'elle ne puisse trouver de remède à cette violence fondamentaliste terrible qu'elle a subi, dans l'histoire de « Charlie-Hebdo », par « contre choc », et d'une manière particulièrement barbare, il faut bien le reconnaître.