Alain LEDAIN - Partages, pensées, réflexions...
L’enfant que j’ai vu en Irak, c’est ce groupe de petits gamins avec lesquels j’ai joué dans une chapelle latérale de l’église de Karemless, pour essayer de les extraire au moins un peu du drame vécu. Karemless, 30 km de Mossoul, ses soldats kurdes armés autour de l’église et dans les rues. Une vieille femme qui me prend dans ses bras me bénit avec des mots que je ne comprends pas. Un prêtre qui parle un peu anglais me dit qu’elle bénit à travers moi tous les chrétiens de France. Une jeune femme se lève. « Le Christ nous demande d’aimer nos ennemis, et nous essayons de le faire. Mais pourquoi ne nous aiment-ils pas ? Qu’avons-nous fait ? Pourquoi ? Pourquoi ? » Elle est mariée depuis trois mois. Elle a eu l’exil pour voyage de noces.
J’ai entendu de la tristesse, de la douleur, du désespoir. Des femmes ont éclaté en sanglots dans mes bras. Des hommes ont accepté que je les prenne en photo pour témoigner ici de ce qui se passe là-bas, ils souriaient et regardaient l’objectif en face. J’essayais de ne pas voir, pour ne pas empirer les choses, l’humiliation que cela représentait pour eux de devenir les visages du drame des chrétiens d’Irak, humiliation qu’ils acceptaient avec tant de dignité que c’était moi qui avais honte pour eux. J’ai entendu de la colère. J’ai entendu des gens interpeler leur patriarche avec véhémence. Je n’ai jamais entendu de désir de vengeance. Pas une seule fois, sur les centaines, les milliers de personnes vues dans ces églises bondées d’exilés venus chercher un peu d’espoir dans la visite de leurs frères de France. Jamais.
Tous, ils savaient ce qui les attendait s’ils ne se convertissaient pas. Les premiers qui avaient quitté Mossoul avant la fin de l’ultimatum de l’Etat islamique avaient prévenu les autres : si vous dites que vous êtes chrétiens, ils vous prendront tout. Arrivés aux check-points à la sortie de la ville, ils ont entendu, tous, la question : Es-tu chrétien ? Tous ont répondu : Oui, je le suis. A tous, les jihadistes ont dit : Récite la chahada et tu pourras partir avec tes affaires. Pas un n’a accepté.
Je pense à Pierre, celui à qui Jésus avait confié son troupeau, qui est aussi le premier abjureur du christianisme. Je pense à Judas, maudit non d’avoir trahi comme Pierre, mais d’avoir contrairement à lui douté de la Miséricorde en se suicidant. Je pense aux donatistes du IVe siècle, déclarés hérétiques parce qu’ils n’avaient pas voulu pardonner à ceux qui, sous la persécution de Dioclétien, avaient abjuré le Christ. Auraient-ils abjurés sous la contrainte, ces frères irakiens, qu’ils seraient restés nos frères, et plus encore même.
Mais pas un n’a abjuré. Pas un n’a eu même l’idée de le faire. Pas un, malgré la fillette à qui les bourreaux arrachent ses boucles d’oreille, malgré l’épouse dont on déchire les vêtements, malgré le fils que l’on enlève brutalement aux bras de son père en menaçant de le tuer. Cela restera pour moi le plus grand mystère de ce voyage, avec le fait qu’à ce moment là – les choses ont changé depuis – pas un cheveu n’est tombé de leurs têtes. Double mystère qui sans doute, au Ciel, n’en fait qu’un.
L’enfant que j’ai vu en Irak, je l’ai revu quelques jours après être rentrée, sur une photo entourée de roses envoyée par ses parents : c’était sa dernière image vivant, souriant, beau, endimanché. Il avait été coupé en deux par un tir de mortier lors de la prise de Qaraqosh. L’enfant que j’ai vu en Irak, je l’ai cherché, pleine d’angoisse, parmi les centaines de photos prises là-bas pour savoir s’il était de ceux qui ont ri avec moi – la réponse importe peu. L’enfant que j’ai vu en Irak, j’ai reçu la photo de lui coupé en deux avec du sang partout, envoyée par un jihadiste sur mon compte Twitter.
Frère de France, sœur d’ici, allume une bougie et veille pour l’enfant que j’ai vu en Irak, et pour le salut de celui qui l’a tué.